Le temps de mourir.
1.
ROUGE.
Là où d’ordinaire je coule, incolore, en débit constant au
creux du lit vaseux des cellules incrédules, ici, en mon instant précis, je me
solidifie, m’assombri écarlate, je fige la mécanique des neurones affolés de
mon esclave.
Et puis, tout à coup, je laisse exploser la puissance électrique
étincelante de mon cours.
La digue que j’avais dressée cède sous la pression accumulée. Je me déverse, libre.
La digue que j’avais dressée cède sous la pression accumulée. Je me déverse, libre.
Tout y passe. Violet, jaune, vert, argent, bleu, or… Mon feu
d’artifice violent et brulant mène son cœur au bord de la rupture, on est pas
loin de l’absolu.
Je suis tout-puissant et il est tout à moi ! Le monde à
travers lui est à ma merci ! L’univers est fini, capturé, pris au piège de
mon maillage électrique !
L’espace n’est qu’une émanation de moi-même, un prolongement
et je suis le seul à dire où et quand! Je
proclame, je décide que son heure n’est pas encore venue.
Je suis le seul, l’unique, je suis le temps.
2.
« _Environ douze
à quinze mois. Douze avec le traitement antiépileptique dont je vous ai
parlé… » Il suspend sa phrase, lève les yeux, fronce les sourcils puis
reprend, inquiet :
_Vous souvenez-vous Monsieur Lachard ? Vous
souvenez-vous de ce dont nous avons discuté la semaine passée ? »
La semaine passée ? Putain non je ne m’en souviens pas…
_Heu…
_ Non, vous ne vous en rappelez pas, hein ?
Rassurez-vous c’est tout à fait logique : la tumeur présente dans votre
cerveau est si grosse qu’elle appuie sur l’hippocampe qui ne peut plus dès lors
assurer la tâche qui lui est dévolue, vous me suivez ?
_Ben…
_C’est simple, au sein d’un cerveau sain l’hippocampe est
comme un hall d’aéroport, les souvenirs y transitent, sont envoyés dans le
cortex où ils y sont stockés. Chez vous,
c’est comme si la porte restait constamment
grande ouverte, les anciens souvenirs
s’en échappent et les nouveaux n’y entrent plus. Et ceci, malheureusement, en
plus d’altérer votre réalité et de vous rendre sujet à des crises d’épilepsie.
Comprenez-vous ?
Merde, je n’ai pas
tout écouté… Mais je crois comprendre que ma mémoire péclote… Mouais… Ça me
change pas beaucoup, j’ai toujours eu une mémoire de moustique de toutes façons
et d’autant plus pour les choses importantes. D’aussi loin que je me souvienne,
mes capacités de concentration n’ont jamais été pleines. Petit déjà, quand je
devais suivre une leçon cruciale à l’école, au lieu d’écouter l’enseignant je
me répétais : « suis la leçon
bordel, reste concentré, c’est important ce qu’il dit », tant et si
bien qu’à la fin du cours je n’avais quasiment rien retenu.
Plus tard encore, lors des rares entretiens d’embauches, ma
concentration se focalisait sur toutes autres choses que sur les dires et
questionnements des potentiels employeurs : tiens, il manque une lame au
store derrière le bureau ; le soleil recommence à pointer, les tondeuses
vont bientôt vrombirent; non mais qu’est-ce que c’est que ces fringues ?...
Bref, c’est une sensation difficile à expliquer, c’est comme
si ma mémoire avait une vie propre et ne retenait que les faits qu’elle
choisissait être d’une priorité absolue, le reste, ce sont des détails.
_D’accord docteur, mais comment différencier mes pertes de
mémoire de mon inattention pathologique?
_Hein ?! Qu’est-ce que vous rac…, il me regarde d’un
œil désemparé mais se ravigote bien vite et l’étincelle de sa suffisance le
fait reprendre : Aïe… Monsieur Lachard je crains pouvoir ajouter à la
triste liste à l’instant énoncée, la perturbation psychique. Bref, et
écoutez-moi bien, regardez-moi c’est important : vous présentez les
symptômes d’un Alzheimer précoce ! Cela risque malheureusement de réduire votre
espérance de vie !
_Oh ?
_Oui.
_Et ben…
_... et bien il est temps de vous organiser auprès des
services compétents afin de préparer vos obsèques, pour vos proches… Vous avez
de la famille ? demande t’il.
_Hum… Pas vraiment, il me reste une vieille tante au bout du
monde.
_Au bout du monde… répète-t’il pensif, et bien partez de ce
pas la retrouver au bout du monde ! Vous savez c’est important de mourir
entouré de ceux que l’on aime, partir tout seul c’est terrible.
_Ce ne sera pas la première fois, rétorque le malade, à mon
premier décès j’étais seul et c’est vrai que c’était un peu triste.
Le médecin le regarde d’un œil entendu, il pense avoir compris la dérive démente de ce patient
bien particulier :
_Et bien raison de plus de ne pas reproduire les mêmes
erreurs ! Dit-il avec naturel.
Allez vite la rejoindre et mourrez en bonne compagnie !
_ Vous avez raison ! C’coup-ci je ne partirai pas tout
seul ! Répond le patient tout à coup rageur.
Il se lève dans le même mouvement du médecin qui
l’accompagne vers la sortie, une main consolatrice sur l’épaule :
_Au revoir Monsieur Lachard
_Non, adieu docteur.
3.
Il y a des villes qui ressemblent
à des villes. Il y a des bourgs de villages qui ressemblent à ce qu’ils
sont : des déserts. Il y a pourtant des oasiens qui les habitent, des
sédentaires invisibles qui les peuplent, car ce ne sont pas les hommes qui font les villes, mais l’inverse. C’est l’espace, c’est le lieu qui
fait l’homme.
Il y a des villes et entre elles il y a le chemin, ou plutôt
il y a le temps que l’on passe à le faire et, celui-là, et ben c’est toujours
le même. Celui-là il t’enlève le costume, il te lave, te rend vierge. Ainsi,
quand tu passes le panneau d’entrée du village suivant, tu te rhabilles à la mode
de celui-ci.
Et puis, il y a des villes auxquelles on croît sans jamais y
avoir mis les pieds. Les villes asiles, celles où on s’y sent bien. On pense
les voir se profiler au loin, les sons joyeux des rues chaleureuses semblent
nous arriver aux oreilles, alors on presse le pas, on pense les atteindre et
puis on se rend compte qu’en fait la ville, l’espace attendu, le lieu rêvé, en
fait, c’était le temps du chemin.
Celui qu’emprunte aujourd’hui Rémi Lachard, 40 ans, seul et
pauvre, cancéreux et épileptique_ et ça fait beaucoup dans le tragique_ il l’a
déjà pratiqué mais dans le sens inverse il y a 24 ans quand il est parti de
chez lui. Il ne s’en souvient pas
vraiment, si ce n’est que la pluie l’avait mouillé en partant et que quelques heures plus tard le soleil l’avait réchauffé, à l’arrivée.
Assis dans le sens de la marche d’un train, bien plus rapide
qu’à l’époque, il regarde le paysage défilé comme dessiné par les lignes de
crayons étirées pour donner l’impression de vitesse. Ses yeux ne peuvent embrasser
quoique ce soit, ça va trop vite. Alors quand il colle la tempe à la fenêtre
vibrante, il distingue seulement le ciel qui s’assombrit à mesure que le train
avance vers chez lui. Enfin chez lui, c’est beaucoup dire. D’ailleurs on est
chez soi quelque part quand on y vit,
pas quand on y meurt. Il n’est pas de
chez soi dans la mort.
Son souffle laisse une petite buée sur le carreau qu’il
s’empresse de remplir d’un smiley banal, car la climatisation le fait
s’évaporer presque instantanément.
4.
Le ressac, le froid du vent, l’air glacé et la terre plus dure que du béton.
Les quelques rayons de soleil aussi pâles que des reflets de lune qui ne réchauffent rien.
C’est l’hiver.
Plein mois de
janvier.
De toute façon c’est l’hiver depuis des mois ici. Eté
pourri, court automne pluvieux et un hiver plus froid que jamais. Même les
mains salées et violettes des vieux avouent à demi- mot la dureté de l’hiver
cette année.
Au bistrot, le rubis
n’a plus de succès ; les lèvres gercées s’hydratent de gnôle et de calva. Quand
la porte claque, on fait fuser les rires gras et les futilités cyniques, pour
intimider les courants d’air, l’air de rien. Le patron maudit le vent et
l’assistance acquiesce, bougonne, derrière les moustaches trempées.
C’est que personne n’a l’habitude ici de se couvrir de pulls
et d’écharpes. Il n’est pas tombé un flocon de neige depuis bientôt près de
vingt longues années et voilà que le ciel menace les champs et la rade d’un
visage blanc- gris que tout le monde redoute. Ce serait une catastrophe, des
champs grillés, des ponts glissants comme des patinoires...
Je n’ai pas dû revenir ici depuis le dernier flocon, alors
quand je suis de retour en même temps que lui on me regarde de travers. Je
comprends ça.
Pour l’instant je ne
suis qu’un étranger de passage. Je me suis sûrement fait remarquer, mais
personne n’est venu se renseigner de
vive voix.
Il n’y a que le
buraliste qui m’a reconnu. Je n’attendais pas moins de sa part que le sourire
affiché quand mon visage lui revint en mémoire, à l’instant précis où il me
tendait un exemplaire de l’immuable journal d’informations locale. Il ne m’a
jamais identifié comme un bon client et, à l’époque, me
reprochait sans doute mon côté
taciturne. Je me suis toujours contenté d’une
politesse de base et d’un paquet de clopes.
L’omniscience des
commerçants, et de celui-ci en particulier, m’a toujours épaté. Derrière sa
caisse enregistreuse il attend, sagement. La faudercherie lui découvrent des
dents d’un blanc parfait et lui ouvre des esgourdes friandes des ragots,
malheurs et rumeurs, cancans et évènements
que la population asservie et collabo d’un trou paumé du Finistère lui sert sur
un plateau.
Je me souviens de tout.
Il s’est planté
l’toubib !
Je n’ai rien oublié. Chaque prénom, chaque date, chaque
visage, chaque paysage.
Tout est noté dans mon petit carnet. Bien caché aux creux de
mon cerveau, il me suffit d’en compulser quelques pages pour que tout me
revienne comme si c’était hier.
Les choses sont restées à peu près les mêmes depuis tout ce temps. A part quelques trottoirs élargis, un rond-point par ci par là et quelques maisons en moins ou en plus, je n’ai pas de mal à me repérer.
Les choses sont restées à peu près les mêmes depuis tout ce temps. A part quelques trottoirs élargis, un rond-point par ci par là et quelques maisons en moins ou en plus, je n’ai pas de mal à me repérer.
Une
masse de granit d’une quinzaine de mètres de hauteur apparaît à travers le
voile de bruine qui me gifle le visage. C’est l’Eglise, bien sûr.
Elle occupe tout l’espace
de la seule et unique place du village.
Elle est là depuis très, très longtemps et c’est sans doute d’ailleurs autour
d’elle que s’est développée cette sympathique bourgade. Je n’éprouve même pas
l’envie d’y coller un petit mollard en la contournant. Elle cache le « Hanoï »
là où j’ai décidé de me réchauffer quelques minutes.
C’est précisément à cet endroit, dans ce charmant
estaminet fleurant la pisse, la bière,
le tabac froid et la misère, et tenu d’une main de fer par un vieux taciturne
qui avait ‘’ fait l’Indochine’’ en défaisant ‘’trop peu’’ d’indochinois à son
goût, que nous venions, minots, boire
des sodas le week-end de La fête foraine. Une bande de cinq à six gnards
essoufflés et en sueur d’avoir trop couru à travers le bourg. Le patron,
apparemment toujours si con et épris de
boisson, à tous les coups nous filait une ou deux boissons en moins ou en trop.
Nous, on n’en payait deux ou trois, pas plus et on allait se les partager dans
l’arrière-cour d’un commerce, la boulangerie le plus souvent.
Les forains gagnaient
toujours les courses à pieds, en sac, à
l’œuf, leur donnant droit à brassées de bonbons et tours de manèges gratuits.
Le comble de l’injustice pour les enfants
autochtones, qui se laissaient aller à une xénophobie banale et
vengeresse quand ils se promettaient, réunis en conciliabule discret, de débrancher l’alimentation électrique des
caravanes, le soir venu.
Moi, ça m’était égal que l’on gagne ou pas. Tout ce qui
m’importait c’étaient les cheveux, dont je n’ai jamais su dire la couleur, de
la petite foraine de mon âge qui se démenait devant moi. J’en étais amoureux je
crois. Il fallait donc que je dose mon effort pour toujours être à porter de nez de sa chevelure
qui sentait la barbe à papa. Plus tard, assis
sur l’un des hauts bancs qui ponctuaient le pourtour en tôle de la piste des
auto-tamponneuses, je restais la regarder aller et venir dans la guérite du
speaker que j’imaginais être son grand
frère et devant lequel je restais
admiratif.
Une chose manque pourtant
terriblement dans le « Hanoï ».
L’endroit n’a pratiquement pas
changé, la photo quasi grandeur nature de notre sympathique Thénardier, jeune, posant fièrement (mais sans sourire,
c’est les bérets verts putain !) un serpent gigantesque lui pesant sur les
bras avec la jungle en arrière-plan. À part sans doute la pression flambant
neuve, les nouvelles tables et les publicités qui me sont inconnues et qui commencent
pourtant à jaunir... La salle m’est familière bien sûr, mais je m’y sens
absent. Ce doit être normal après tout, au début on a du mal à se remettre dans
le bain mais petit à petit les habitus reprennent le dessus. Les yeux fixés sur
le port où les mâts n’en finissent pas de s’exercer au métalophone, j’imagine
impunément un exilé qui revient fouler sa terre natale après quarante ans
d’absence. Pour lui, oui, ce doit être franchement raid de se remettre dans le
bain ! A mon petit niveau d’émigré je devrais
assez facilement m’en sortir. Enfin, si tout se passe comme prévu.
5.
« Tata, je vais mourir.
« Tata, je vais mourir.
_Comme tout le monde mon chéri » Elle me regarde
intriguée et amusée
« _ Non mais j’veux dire heu… j’vais mourir dans pas
longtemps quoi ! J’ai un cancer. Une tumeur au cerveau en fait. Qui ne me
laisse que quelques mois avant de m’faire passer l’arme à gauche. »
Elle ne sourit plus Tata.
Elle s’est retournée vers l’évier et se met à pleurer. Le
robinet ouvert qui fait couler l’eau à grands flots couvre le bruit de ses
sanglots, mais je vois bien ses épaules qui tressautent.
Elle pleure Tata.
Ma vieille Tata à moi.
Elle les a tous enterré : ses parents bien sûr il y a
longtemps, ses frères, ses sœurs, ses amis… Mais que moi j’aille nourrir les
vers avant elle, je crois qu’elle a du mal à s’y faire.
Elle a le cuir épais pourtant la vieille carne ! Elle en a vu et elle en a fait !
Toujours d’attaque pour la rigolade, jamais triste ou nostalgique.
Toujours le mot qui adouci les peines, jamais l’amour tari dans ses veines.
Mais là, c’est trop ! Elle n’a plus de place dans sa besace pour y fourrer la mort de son neveu préféré, d’autant plus que je suis le dernier qui lui reste. Alors, sans lever les yeux de sa vaisselle elle impose :
Elle a le cuir épais pourtant la vieille carne ! Elle en a vu et elle en a fait !
Toujours d’attaque pour la rigolade, jamais triste ou nostalgique.
Toujours le mot qui adouci les peines, jamais l’amour tari dans ses veines.
Mais là, c’est trop ! Elle n’a plus de place dans sa besace pour y fourrer la mort de son neveu préféré, d’autant plus que je suis le dernier qui lui reste. Alors, sans lever les yeux de sa vaisselle elle impose :
« Non. Alors là je ne suis pas d’accord ! Pas
toi ! Tu vas pas crever avant moi !
_Te mets pas en colère Tata. Faut s’y faire c’est tout. Le toubib a dit que ça pouvait arriver n’importe quand… Et pis s’il suffisait de pas être d’accord avec les merdes qui arrivent pour les éviter, et ben… Voilà quoi, c’est plus qu’une question de temps…
_Meizh le temps ! Le temps il peut aller ramasser les coques à marée haute ! Tonne- t-elle en jetant une assiette par terre qui éclate dans le son clair de la porcelaine. La note s’éternise dans mon cerveau comme un larsen en arrière-plan, « Le temps ?! Escroc oui ! Il me fait trainer mes boutou coat depuis bientôt un siècle et toi, il te prendrait si vite ? Mais moi j’veux bien t’en donner de ces années qu’il t’enlève ! J’ai eu mon compte alors, non, je ne suis pas d’accord ! »
_Te mets pas en colère Tata. Faut s’y faire c’est tout. Le toubib a dit que ça pouvait arriver n’importe quand… Et pis s’il suffisait de pas être d’accord avec les merdes qui arrivent pour les éviter, et ben… Voilà quoi, c’est plus qu’une question de temps…
_Meizh le temps ! Le temps il peut aller ramasser les coques à marée haute ! Tonne- t-elle en jetant une assiette par terre qui éclate dans le son clair de la porcelaine. La note s’éternise dans mon cerveau comme un larsen en arrière-plan, « Le temps ?! Escroc oui ! Il me fait trainer mes boutou coat depuis bientôt un siècle et toi, il te prendrait si vite ? Mais moi j’veux bien t’en donner de ces années qu’il t’enlève ! J’ai eu mon compte alors, non, je ne suis pas d’accord ! »
Voilà, la colère lui a séché les
larmes. Du haut de son mètre cinquante, dans sa blouses à petites fleurs bleues
et roses, elle déclare la lutte : « On ne va pas se laisser faire, tu
vas te battre Gast ! Et j’vais me battre avec toi ! »
Je me lève et l’étreint doucement parce qu’elle est si maigre et sèche que j’voudrai pas la casser. Son visage craquelé de rides et rouge comme un coquelicot se mouille à nouveau, là, contre ma poitrine.
« T’es gentille Tata. T’as toujours été gentille avec moi. Avec les autres aussi d’ailleurs. » Ca y est, je pleure aussi maintenant. Je pleure doucement pour pas la disloquer, ces os saillants me semblent ne tenir entre eux que par un seul tendon usé, que par les reliques de muscles jadis puissants. « Mais c’est perdu d’avance Tata, tu peux ranger l’penn bazh ! J’ai vu la radio tu sais, la tumeur est trop grosse, il n’y a rien à faire : on ne peut pas l’enlever et la chimio ce n’est même pas sûr que ça marche alors… Pis de toutes façons la chimio je ne suis pas d’accord, je n’ai pas envie de m’pointer la haut devant l’autre charlot avec le crâne aussi lisse qu’un cul d’angelot ! »
Ah, ça la fait sourire.
« Pis si tu peux pas m’sauver, tu vas quand même pouvoir m’aider ! » Comme la tête commence à me tourner je me rassoie et lui dit : « A commencer, Tata, par nous faire du café. » Elle s’illumine à nouveau, son sourire grandit jusqu’à découvrir son dentier : « Volontiers mon grand ! Fini donc la vaisselle pendant que je fais tourner l’moulin. » Le moulin à café putain ! Sans doute l’ultime représentant de la première génération de robots électriques : marron et lourd comme une brique avec un SEB orange fièrement peint sur le devant. Increvable le bousin !
Je me lève et l’étreint doucement parce qu’elle est si maigre et sèche que j’voudrai pas la casser. Son visage craquelé de rides et rouge comme un coquelicot se mouille à nouveau, là, contre ma poitrine.
« T’es gentille Tata. T’as toujours été gentille avec moi. Avec les autres aussi d’ailleurs. » Ca y est, je pleure aussi maintenant. Je pleure doucement pour pas la disloquer, ces os saillants me semblent ne tenir entre eux que par un seul tendon usé, que par les reliques de muscles jadis puissants. « Mais c’est perdu d’avance Tata, tu peux ranger l’penn bazh ! J’ai vu la radio tu sais, la tumeur est trop grosse, il n’y a rien à faire : on ne peut pas l’enlever et la chimio ce n’est même pas sûr que ça marche alors… Pis de toutes façons la chimio je ne suis pas d’accord, je n’ai pas envie de m’pointer la haut devant l’autre charlot avec le crâne aussi lisse qu’un cul d’angelot ! »
Ah, ça la fait sourire.
« Pis si tu peux pas m’sauver, tu vas quand même pouvoir m’aider ! » Comme la tête commence à me tourner je me rassoie et lui dit : « A commencer, Tata, par nous faire du café. » Elle s’illumine à nouveau, son sourire grandit jusqu’à découvrir son dentier : « Volontiers mon grand ! Fini donc la vaisselle pendant que je fais tourner l’moulin. » Le moulin à café putain ! Sans doute l’ultime représentant de la première génération de robots électriques : marron et lourd comme une brique avec un SEB orange fièrement peint sur le devant. Increvable le bousin !
Je me plie donc en deux au-dessus de l’évier bas-breton et
plonge les mains dans le bain chaud et mousseux de liquide vaisselle. Quand le
milin cozh se met en branle et que l’odeur des grains moulus m’arrive aux
narines, c’est toute une page de mon petit carnet mémoriel qui s’ouvre en grand :
j’éprouve alors les sensations de l’époque, je rapetisse et quand je baisse les
yeux je suis debout sur la bassine verte retournée devant l’évier trop haut
pour moi. Je tourne la tête et regarde estomaqué ma tata qui n’est plus
voutée ! Toute droite, la chevelure fraîchement mise en plis, montée aux
bigoudis et sculptée à la bombe de laque
et je glousse doucement, juste pour moi, quand je reconnais la chanson
paillarde qu’elle sifflote gaiement.
« Alors, qu’est-ce que je
peux faire pour toi ?
_M’aider à ne pas oublier, dis-je en versant une goutte de lambic dans mon café, m’aider à me remémorer certaines personnes, certains lieux qui s’effacent doucement. »
Je sirote à grands bruits mon grog brûlant et reprends :
« La tumeur appuie sur l’hippocampe dans mon cerveau m’a annoncé le neurologue et cette zone précise est le siège de la mémoire, du coup j’bouffe des morceaux, des pans entiers de mon histoire. Or j’ai besoin d’être à jour dans mes souvenirs, je dois me rappeler un maximum de choses, car j’ai bien l’intention de solder mes comptes avant de partir. Déjà, j’aimerai aller au cimetière, là où sont enterrés mes parents, Tonton, Papy et Mamie… Je voudrai les prévenir de mon arrivée imminente, qu’ils me retiennent une chambre auprès du gérant. Et, sans toi, je serai incapable de retrouver leur concession au milieu d’une forêt de tombes. De toutes façons, je ne sais même plus où se trouve le cimetière…
_Oh ben ça c’est facile, j’y vais tous les jours à l’heure du jus !
_Oui, pour le moment il n’y a que ça. On verra pour la suite. »
A l’évocation de Tonton nous avons tous deux et en même temps, réprimé un sanglot.
« Et pour les autres ?
_Les autres je m’en fous ! En tous cas, si je retrouve leur tombe, ce sera pas pour m’y recueillir, si tu vois ce que je veux dire…
_Tu as encore de ressentiment à leur égards… Ne le prend pas mal Rémi mais, ne penses-tu pas que de leur en avoir voulu pendant tout ce temps n’a pas fait grandir ton mal-être ? Tu sais, pardonner aide à mieux vivre, il faut savoir accepter et poursuivre son chemin. »
Je manque d’avaler de travers mon palet breton pur-beurre demi sel qu’elle m’a servi avec mon café.
« Ah non hein ?! Epargne-moi la psychologie fadasse et les bondieuseries culpabilisatrices ! ‘’Aimez-vous les uns les autres’’, ‘’Pardonne à ton prochain’’ et toutes ces conneries j’en veux pas ! Et j’ai déjà pardonné d’ailleurs, à ceux qui ont passé l’arme à gauche en tous cas… Quant à ceux qui respirent encore, et avant que je ne les oublie, je compte bien leur faire payer, au juste prix je te rassure, ce qu’ils m’ont fait ! »
_M’aider à ne pas oublier, dis-je en versant une goutte de lambic dans mon café, m’aider à me remémorer certaines personnes, certains lieux qui s’effacent doucement. »
Je sirote à grands bruits mon grog brûlant et reprends :
« La tumeur appuie sur l’hippocampe dans mon cerveau m’a annoncé le neurologue et cette zone précise est le siège de la mémoire, du coup j’bouffe des morceaux, des pans entiers de mon histoire. Or j’ai besoin d’être à jour dans mes souvenirs, je dois me rappeler un maximum de choses, car j’ai bien l’intention de solder mes comptes avant de partir. Déjà, j’aimerai aller au cimetière, là où sont enterrés mes parents, Tonton, Papy et Mamie… Je voudrai les prévenir de mon arrivée imminente, qu’ils me retiennent une chambre auprès du gérant. Et, sans toi, je serai incapable de retrouver leur concession au milieu d’une forêt de tombes. De toutes façons, je ne sais même plus où se trouve le cimetière…
_Oh ben ça c’est facile, j’y vais tous les jours à l’heure du jus !
_Oui, pour le moment il n’y a que ça. On verra pour la suite. »
A l’évocation de Tonton nous avons tous deux et en même temps, réprimé un sanglot.
« Et pour les autres ?
_Les autres je m’en fous ! En tous cas, si je retrouve leur tombe, ce sera pas pour m’y recueillir, si tu vois ce que je veux dire…
_Tu as encore de ressentiment à leur égards… Ne le prend pas mal Rémi mais, ne penses-tu pas que de leur en avoir voulu pendant tout ce temps n’a pas fait grandir ton mal-être ? Tu sais, pardonner aide à mieux vivre, il faut savoir accepter et poursuivre son chemin. »
Je manque d’avaler de travers mon palet breton pur-beurre demi sel qu’elle m’a servi avec mon café.
« Ah non hein ?! Epargne-moi la psychologie fadasse et les bondieuseries culpabilisatrices ! ‘’Aimez-vous les uns les autres’’, ‘’Pardonne à ton prochain’’ et toutes ces conneries j’en veux pas ! Et j’ai déjà pardonné d’ailleurs, à ceux qui ont passé l’arme à gauche en tous cas… Quant à ceux qui respirent encore, et avant que je ne les oublie, je compte bien leur faire payer, au juste prix je te rassure, ce qu’ils m’ont fait ! »
_Oh Rémi, je n’aime pas quand tu parles comme ça ! Qu’est-ce que
ça veut dire les faire payer ? Ce n’était que des enfants comme toi !
Et je suis sûre que ceux qui s’en souviennent ont des remords aujourd’hui…
_M’en fous ! Ils ne les
emporteront pas au paradis ! Ils passeront à la caisse et d’une façon ou
une autre paieront à hauteur de leur méchanceté ! » Je mets un point
final à l’échange en sortant fumer une cigarette à l’extérieur ( ce qui me vaut
la remontrance classique du genre : »Tu fumes encore ? Et ben,
ça va pas arranger ton cancer ! » Ce à quoi je réponds : »
T’inquiête, c’est plié j’te dis ! » )
Les fesses frileuses sur la
pierre froide et humide du muret qui longe le trottoir glissant, je perce la
brume d’un regard déterminé sur la ville de mon enfance… (Aïe, merde ! je
sens mon cœur ralentir)… et je ne me souviens pas.
Cette bourgade n’a-t-elle jamais été joyeuse ? A-t-elle toujours été si morne ?... (C’est comme si mon cerveau se cotonnait, j’ai très mal à la tête. Les volutes de fumée de ma cigarette se mêlent au brouillard étincelant et lumineux. Je suis ébloui. La certitude de ma réalité s’évapore en milliards de petites bulles effervescentes. Je sens la syncope m’envahir quand tout à coup elles affluent et s’agglomèrent à nouveau les unes aux autres, se pressent, se compriment tellement… Je retrouve subrepticement ma consistance, il fait soudain très chaud …)
Quand je retrouve mes esprits, je suis étendu sur le trottoir mouillé et j’ai très froid. Je me relève et me rassoie sur le muret. Quelques gouttes de sang perlent de mon sourcil et viennent s’écraser sur le bitume. La pluie qui reprend les diluera en quelques secondes.
Je me retourne vers la maison de mon enfance mais celle qui se dresse devant moi ne me dit rien.
Je me dirige lentement vers la porte du garage, l’ouvre et trouve ma tata qui m’attend à la place du mort dans sa vielle AX.
_Tu saignes ?
_ Non mais c’est rien, j’ai… j’ai glissé le trottoir est verglacé… »
Cette bourgade n’a-t-elle jamais été joyeuse ? A-t-elle toujours été si morne ?... (C’est comme si mon cerveau se cotonnait, j’ai très mal à la tête. Les volutes de fumée de ma cigarette se mêlent au brouillard étincelant et lumineux. Je suis ébloui. La certitude de ma réalité s’évapore en milliards de petites bulles effervescentes. Je sens la syncope m’envahir quand tout à coup elles affluent et s’agglomèrent à nouveau les unes aux autres, se pressent, se compriment tellement… Je retrouve subrepticement ma consistance, il fait soudain très chaud …)
Quand je retrouve mes esprits, je suis étendu sur le trottoir mouillé et j’ai très froid. Je me relève et me rassoie sur le muret. Quelques gouttes de sang perlent de mon sourcil et viennent s’écraser sur le bitume. La pluie qui reprend les diluera en quelques secondes.
Je me retourne vers la maison de mon enfance mais celle qui se dresse devant moi ne me dit rien.
Je me dirige lentement vers la porte du garage, l’ouvre et trouve ma tata qui m’attend à la place du mort dans sa vielle AX.
_Tu saignes ?
_ Non mais c’est rien, j’ai… j’ai glissé le trottoir est verglacé… »
Je m’installe au volant de la
vieille Citroën, qui soit dit en passant est sans doute de la même époque que
le moulin à café, et laissons derrière nous les quatre murs de granit froid qui
s’effacent maintenant complètement de ma mémoire.
6.
6.
Située sur les hauteurs du bourg,
l’école n’était pas le passe-temps favori de Rémi. Garçon lunaire et réservé, le
batifolage des oiseaux sur le fil électrique, la danse des feuilles mortes dans
la cour de récréation ou la bruyante tentative d’évasion d’une mouche prise
dans un toile d’araignée dans l’angle de la fenêtre du fond de la classe,
l’intéressaient plus que les leçons d’histoire, de mathématiques ou de
géographie qui grinçaient sur le tableau noir et crissaient sur les cahiers.
Aussi les autres enfants, plus téméraires et concernés, jouaient de sa naïveté, lui tendaient des pièges qu’il ne savait déjouer et y plongeait à chaque fois la tête la première.
Aussi les autres enfants, plus téméraires et concernés, jouaient de sa naïveté, lui tendaient des pièges qu’il ne savait déjouer et y plongeait à chaque fois la tête la première.
Voilà comment par la fin
après-midi d’un hiver mouillé, typique des landes bretonnes, le pari fût pris
par les écoliers, menés comme toujours par Mikael le plus dégourdi et sadique d’entre eux, que
Rémy ne serait pas capable, par la poltronnerie relative à son statut de
« femmelette », d’aller récupérer le ballon intentionnellement lancé
dans le petit bois noir et réputé hanté qui jouxtait l’école. Si toutefois il
s’y aventurait et parvenait à ramener le jouet, la classe entière lui
promettait la fin des brimades et une poignée de bonbons chacun.
La carotte était belle, la farce bien préparée et le dindon naïf.
La carotte était belle, la farce bien préparée et le dindon naïf.
C’est ainsi qu’après la classe
Rémi escalada le mur d’enceinte de l’école, passa pardessus et pénétra dans
l’ombre sylvestre. On ne sût jamais ce qui s’était passé mais les parents de
Rémi affolés de ne pas le voir rentrer de l’école ameutèrent les gendarmes et
une battue fût organisée pendant une
partie de la nuit mais, le bois n’étant pas bien grand, il fallut vite se
rendre à l’évidence que Rémy restait introuvable, perdu, disparu.
Les garnements responsables de la disparition furent bien entendu dûment réprimandés le soir même par leur parent et le lendemain matin par les enseignants de l’école.
Quand il sortit enfin de l’ombre près de 24 heures plus tard, tout le monde fût soulagé mais troublé : où avait-il pu se cacher pour échapper aux recherches scrupuleuses qui avaient été menées ? Plus étrange encore, quand on le pressa de narrer son aventure, il restait muet, pâle, les cheveux hirsutes et muet. On ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Rémi ne raconta rien à personne. Il restait enfermé dans un mutisme déconcertant entrecoupé des plaintes douloureuses à la tête dues à une chute, sans doute. Ses parents, sur l’avis du médecin du village, décidèrent qu’il garderait le lit pendant quelques jours avant de réintégrer l’école.
Les garnements responsables de la disparition furent bien entendu dûment réprimandés le soir même par leur parent et le lendemain matin par les enseignants de l’école.
Quand il sortit enfin de l’ombre près de 24 heures plus tard, tout le monde fût soulagé mais troublé : où avait-il pu se cacher pour échapper aux recherches scrupuleuses qui avaient été menées ? Plus étrange encore, quand on le pressa de narrer son aventure, il restait muet, pâle, les cheveux hirsutes et muet. On ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Rémi ne raconta rien à personne. Il restait enfermé dans un mutisme déconcertant entrecoupé des plaintes douloureuses à la tête dues à une chute, sans doute. Ses parents, sur l’avis du médecin du village, décidèrent qu’il garderait le lit pendant quelques jours avant de réintégrer l’école.
Mikael et ses suiveurs, avides de
savoir ce qui s’était passé, avaient mandaté la petite fille sage de la classe
qui lui apportait ses devoirs, de lui
tirer les vers du nez. Qu’avait-il vu ? Pourquoi ne parlait-il plus ?
Et surtout, qu’en était-il du ballon ?
L’écolière n’obtint aucune réponse jusqu’au jour où, lors de la récréation du matin, aux abords du bac à sable, elle tint ces propos à ses camarades :
« Hier soir comme d’hab, le cahier de textes sous le bras, j’ai sonné à sa porte. Comme personne ne m’ouvrait j’ai poussé la porte doucement. Au début je voulais juste déposer le cahier sur la table de la cuisine quand j’ai entendu du bruit dans le salon. Alors j’ai dit : « Rémi ? T’es là ? C’est moi Typhaine, je t’apporte les devoirs. » J’ai regardé par l’entrebâillement de la porte et je l’ai vu. Il était debout contre le mur près d’une fenêtre, comme s’il se cachait. « Rémi ? » j’ai répété « Tu vas bien ? » Il avait les yeux fermés, il tremblait vachement et pis il transpirait aussi. Et là ben il m’a parlé ! »
La foule de têtes blondes gonflait au fur et à mesure du récit et même le maître chargé de la surveillance de la cour avait intégré l’auditoire. Mikael quant à lui se tenait un peu en retrait mais n’en perdait pas une miette.
« Et alors ? demanda un enfant. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
_Qu’est-ce qu’il a dit ? A demandé un autre.
_Mais laissez-la parler à la fin ! Tonna l’instituteur tout aussi impatient.
_ Et ben il m’a dit : « Ferme les yeux ! Le chasseur est dans ma tête, ne me regarde pas ou il te verra ».
Personne ne pipa mot. C’est l’instituteur qui brisa l’étonnement silencieux :
« Es-tu sûre de toi Typhaine ? Es-tu sûr d’avoir bien compris ?
_ Oui maître, répondit la petite fille qui commençait à craindre qu’on ne la crût pas.
_C’est tout ? Et le ballon alors ? S’enquît Mikael.
_ Ben ouai, c’est tout ce qu’il a dit. Pis de toutes façons sa mère est entrée dans le salon, m’a remercié pour les devoirs et m’a demandé de rentrer chez moi. En sortant je suis passé devant la fenêtre du salon et je l’ai vu planté là juste face à moi, il ne se cachait plus. Il avait l’air triste et quand je lui ai fait salut de la main il m’a regardé mais pas avec ses yeux, ils étaient ouverts, oui, mais tout noirs ! J’ai eu peur et suis rentrée chez moi en courant ! »
Tous les regards se tournèrent alors vers les cimes des sapins sombres qui pointaient pardessus le mur d’enceinte comme des géants inquiétants. Quand, excités par la brise froide qui se levait soudainement, ils frémirent, dansants, l’enseignant toussota :
« Bon ! Hum hum… Ca suffit Typhaine, tu fais peur à tout le monde avec tes histoires ! Allez allez, on se range deux par deux devant sa classe et en silence ! »
Il n’était pourtant pas nécessaire d’intimer le silence à l’audience, tant le récit de la fillette lui avait mis les miquettes !
L’écolière n’obtint aucune réponse jusqu’au jour où, lors de la récréation du matin, aux abords du bac à sable, elle tint ces propos à ses camarades :
« Hier soir comme d’hab, le cahier de textes sous le bras, j’ai sonné à sa porte. Comme personne ne m’ouvrait j’ai poussé la porte doucement. Au début je voulais juste déposer le cahier sur la table de la cuisine quand j’ai entendu du bruit dans le salon. Alors j’ai dit : « Rémi ? T’es là ? C’est moi Typhaine, je t’apporte les devoirs. » J’ai regardé par l’entrebâillement de la porte et je l’ai vu. Il était debout contre le mur près d’une fenêtre, comme s’il se cachait. « Rémi ? » j’ai répété « Tu vas bien ? » Il avait les yeux fermés, il tremblait vachement et pis il transpirait aussi. Et là ben il m’a parlé ! »
La foule de têtes blondes gonflait au fur et à mesure du récit et même le maître chargé de la surveillance de la cour avait intégré l’auditoire. Mikael quant à lui se tenait un peu en retrait mais n’en perdait pas une miette.
« Et alors ? demanda un enfant. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
_Qu’est-ce qu’il a dit ? A demandé un autre.
_Mais laissez-la parler à la fin ! Tonna l’instituteur tout aussi impatient.
_ Et ben il m’a dit : « Ferme les yeux ! Le chasseur est dans ma tête, ne me regarde pas ou il te verra ».
Personne ne pipa mot. C’est l’instituteur qui brisa l’étonnement silencieux :
« Es-tu sûre de toi Typhaine ? Es-tu sûr d’avoir bien compris ?
_ Oui maître, répondit la petite fille qui commençait à craindre qu’on ne la crût pas.
_C’est tout ? Et le ballon alors ? S’enquît Mikael.
_ Ben ouai, c’est tout ce qu’il a dit. Pis de toutes façons sa mère est entrée dans le salon, m’a remercié pour les devoirs et m’a demandé de rentrer chez moi. En sortant je suis passé devant la fenêtre du salon et je l’ai vu planté là juste face à moi, il ne se cachait plus. Il avait l’air triste et quand je lui ai fait salut de la main il m’a regardé mais pas avec ses yeux, ils étaient ouverts, oui, mais tout noirs ! J’ai eu peur et suis rentrée chez moi en courant ! »
Tous les regards se tournèrent alors vers les cimes des sapins sombres qui pointaient pardessus le mur d’enceinte comme des géants inquiétants. Quand, excités par la brise froide qui se levait soudainement, ils frémirent, dansants, l’enseignant toussota :
« Bon ! Hum hum… Ca suffit Typhaine, tu fais peur à tout le monde avec tes histoires ! Allez allez, on se range deux par deux devant sa classe et en silence ! »
Il n’était pourtant pas nécessaire d’intimer le silence à l’audience, tant le récit de la fillette lui avait mis les miquettes !