lundi 14 janvier 2019

Le Temps de mourir


Le temps de mourir.
1.
ROUGE.
Là où d’ordinaire je coule, incolore, en débit constant au creux du lit vaseux des cellules incrédules, ici, en mon instant précis, je me solidifie, m’assombri écarlate, je fige la mécanique des neurones affolés de mon esclave.
Et puis, tout à coup, je laisse exploser la puissance électrique étincelante de mon cours.
La digue que j’avais dressée cède sous la pression accumulée. Je me déverse, libre.
Tout y passe. Violet, jaune, vert, argent, bleu, or… Mon feu d’artifice violent et brulant mène son cœur au bord de la rupture, on est pas loin de l’absolu.
Je suis tout-puissant et il est tout à moi ! Le monde à travers lui est à ma merci ! L’univers est fini, capturé, pris au piège de mon maillage électrique !
L’espace n’est qu’une émanation de moi-même, un prolongement et je suis le seul à dire où et  quand! Je proclame, je décide que son heure n’est pas encore venue.
Je suis le seul, l’unique, je suis le temps.


2.
 « _Environ douze à quinze mois. Douze avec le traitement antiépileptique dont je vous ai parlé… » Il suspend sa phrase, lève les yeux, fronce les sourcils puis reprend, inquiet :
_Vous souvenez-vous Monsieur Lachard ? Vous souvenez-vous de ce dont nous avons discuté la semaine passée ? »
La semaine passée ? Putain non je ne m’en souviens pas…
_Heu…
_ Non, vous ne vous en rappelez pas, hein ? Rassurez-vous c’est tout à fait logique : la tumeur présente dans votre cerveau est si grosse qu’elle appuie sur l’hippocampe qui ne peut plus dès lors assurer la tâche qui lui est dévolue, vous me suivez ?
_Ben…
_C’est simple, au sein d’un cerveau sain l’hippocampe est comme un hall d’aéroport, les souvenirs y transitent, sont envoyés dans le cortex où ils y sont stockés.  Chez vous, c’est comme si la porte restait constamment  grande ouverte,  les anciens souvenirs s’en échappent et les nouveaux n’y entrent plus. Et ceci, malheureusement, en plus d’altérer votre réalité et de vous rendre sujet à des crises d’épilepsie. Comprenez-vous ?
   Merde, je n’ai pas tout écouté… Mais je crois comprendre que ma mémoire péclote… Mouais… Ça me change pas beaucoup, j’ai toujours eu une mémoire de moustique de toutes façons et d’autant plus pour les choses importantes. D’aussi loin que je me souvienne, mes capacités de concentration n’ont jamais été pleines. Petit déjà, quand je devais suivre une leçon cruciale à l’école, au lieu d’écouter l’enseignant je me répétais :  « suis la leçon bordel,  reste concentré, c’est  important ce qu’il dit », tant et si bien qu’à la fin du cours je n’avais quasiment rien retenu.
Plus tard encore, lors des rares entretiens d’embauches, ma concentration se focalisait sur toutes autres choses que sur les dires et questionnements des potentiels employeurs : tiens, il manque une lame au store derrière le bureau ; le soleil recommence à pointer, les tondeuses vont bientôt vrombirent; non mais qu’est-ce que c’est que ces fringues ?...
Bref, c’est une sensation difficile à expliquer, c’est comme si ma mémoire avait une vie propre et ne retenait que les faits qu’elle choisissait être d’une priorité absolue, le reste, ce sont des détails.
_D’accord docteur, mais comment différencier mes pertes de mémoire de mon inattention pathologique?
_Hein ?! Qu’est-ce que vous rac…, il me regarde d’un œil désemparé mais se ravigote bien vite et l’étincelle de sa suffisance le fait reprendre : Aïe… Monsieur Lachard je crains pouvoir ajouter à la triste liste à l’instant énoncée, la perturbation psychique. Bref, et écoutez-moi bien, regardez-moi c’est important : vous présentez les symptômes d’un Alzheimer précoce !  Cela risque malheureusement de réduire votre espérance de vie !
_Oh ?
_Oui.
_Et ben…
_... et bien il est temps de vous organiser auprès des services compétents afin de préparer vos obsèques, pour vos proches… Vous avez de la famille ? demande t’il.
_Hum… Pas vraiment, il me reste une vieille tante au bout du monde.
_Au bout du monde… répète-t’il pensif, et bien partez de ce pas la retrouver au bout du monde ! Vous savez c’est important de mourir entouré de ceux que l’on aime, partir tout seul c’est terrible.
_Ce ne sera pas la première fois, rétorque le malade, à mon premier décès j’étais seul et c’est vrai que c’était un peu triste.
Le médecin le regarde d’un œil entendu, il pense  avoir compris la dérive démente de ce patient bien particulier :
_Et bien raison de plus de ne pas reproduire les mêmes erreurs ! Dit-il avec naturel.  Allez vite la rejoindre et mourrez en bonne compagnie !
_ Vous avez raison ! C’coup-ci je ne partirai pas tout seul ! Répond le patient tout à coup rageur.
Il se lève dans le même mouvement du médecin qui l’accompagne vers la sortie, une main consolatrice sur l’épaule :
_Au revoir Monsieur Lachard
_Non, adieu docteur.

3.           
Il y a des villes qui ressemblent à des villes. Il y a des bourgs de villages qui ressemblent à ce qu’ils sont : des déserts. Il y a pourtant des oasiens qui les habitent, des sédentaires invisibles qui les peuplent, car ce ne  sont pas les hommes qui font les villes, mais  l’inverse. C’est l’espace, c’est le lieu qui fait l’homme.
Il y a des villes et entre elles il y a le chemin, ou plutôt il y a le temps que l’on passe à le faire et, celui-là, et ben c’est toujours le même. Celui-là il t’enlève le costume, il te lave, te rend vierge. Ainsi, quand tu passes le panneau d’entrée du village suivant, tu te rhabilles à la mode de celui-ci.
Et puis, il y a des villes auxquelles on croît sans jamais y avoir mis les pieds. Les villes asiles, celles où on s’y sent bien. On pense les voir se profiler au loin, les sons joyeux des rues chaleureuses semblent nous arriver aux oreilles, alors on presse le pas, on pense les atteindre et puis on se rend compte qu’en fait la ville, l’espace attendu, le lieu rêvé, en fait, c’était le temps du chemin.
Celui qu’emprunte aujourd’hui Rémi Lachard, 40 ans, seul et pauvre, cancéreux et épileptique_ et ça fait beaucoup dans le tragique_ il l’a déjà pratiqué mais dans le sens inverse il y a 24 ans quand il est parti de chez lui. Il ne s’en souvient pas  vraiment, si ce n’est que la pluie l’avait mouillé en partant et que  quelques heures plus tard  le soleil l’avait réchauffé, à l’arrivée.
Assis dans le sens de la marche d’un train, bien plus rapide qu’à l’époque, il regarde le paysage défilé comme dessiné par les lignes de crayons étirées pour donner l’impression de vitesse. Ses yeux ne peuvent embrasser quoique ce soit, ça va trop vite. Alors quand il colle la tempe à la fenêtre vibrante, il distingue seulement le ciel qui s’assombrit à mesure que le train avance vers chez lui. Enfin chez lui, c’est beaucoup dire. D’ailleurs on est chez soi quelque part quand on y  vit, pas quand on y meurt.  Il n’est pas de chez soi dans la mort.
Son souffle laisse une petite buée sur le carreau qu’il s’empresse de remplir d’un smiley banal, car la climatisation le fait s’évaporer presque instantanément.






4.
Le ressac, le froid du vent, l’air glacé et la terre plus dure que du béton.
 Les quelques rayons de soleil aussi pâles que des reflets de lune qui ne réchauffent rien.
C’est l’hiver.
 Plein mois de janvier.
 De toute  façon c’est l’hiver depuis des mois ici. Eté pourri, court automne pluvieux et un hiver plus froid que jamais. Même les mains salées et violettes des vieux avouent à demi- mot la dureté de l’hiver cette année.
 Au bistrot, le rubis n’a plus de succès ; les lèvres gercées s’hydratent de gnôle et de calva. Quand la porte claque, on fait fuser les rires gras et les futilités cyniques, pour intimider les courants d’air, l’air de rien. Le patron maudit le vent et l’assistance acquiesce, bougonne, derrière les moustaches trempées.
C’est que personne n’a l’habitude ici de se couvrir de pulls et d’écharpes. Il n’est pas tombé un flocon de neige depuis bientôt près de vingt longues années et voilà que le ciel menace les champs et la rade d’un visage blanc- gris que tout le monde redoute. Ce serait une catastrophe, des champs grillés, des ponts glissants comme des patinoires...
Je n’ai pas dû revenir ici depuis le dernier flocon, alors quand je suis de retour en même temps que lui on me regarde de travers. Je comprends ça.
 Pour l’instant je ne suis qu’un étranger de passage. Je me suis sûrement fait remarquer, mais personne n’est  venu se renseigner de vive voix.
 Il n’y a que le buraliste qui m’a reconnu. Je n’attendais pas moins de sa part que le sourire affiché quand mon visage lui revint en mémoire, à l’instant précis où il me tendait un exemplaire de l’immuable journal d’informations locale. Il ne m’a jamais identifié comme un bon client et, à l’époque,  me  reprochait sans doute  mon côté taciturne.  Je me suis toujours contenté d’une politesse de base et d’un paquet de clopes.
  L’omniscience des commerçants, et de celui-ci en particulier, m’a toujours épaté. Derrière sa caisse enregistreuse il attend, sagement. La faudercherie lui découvrent des dents d’un blanc parfait et lui ouvre des esgourdes friandes des ragots, malheurs et rumeurs, cancans et  évènements que la population asservie et collabo d’un trou paumé du Finistère lui sert sur un plateau.
Je me souviens de tout.
 Il s’est planté l’toubib !
Je n’ai rien oublié. Chaque prénom, chaque date, chaque visage, chaque paysage.
Tout est noté dans mon petit carnet. Bien caché aux creux de mon cerveau, il me suffit d’en compulser quelques pages pour que tout me revienne comme si c’était hier.
Les choses sont restées à peu près les mêmes depuis tout ce temps. A part quelques trottoirs élargis, un rond-point par ci par là et quelques maisons en moins ou en plus, je n’ai pas de mal à me repérer.
                Une masse de granit d’une quinzaine de mètres de hauteur apparaît à travers le voile de bruine qui me gifle le visage. C’est l’Eglise, bien sûr.
 Elle occupe tout l’espace de la seule et unique  place du village. Elle est là depuis très, très longtemps et c’est sans doute d’ailleurs autour d’elle que s’est développée cette sympathique bourgade. Je n’éprouve même pas l’envie d’y coller un petit mollard en la contournant. Elle cache le « Hanoï » là où j’ai décidé de me réchauffer quelques minutes.
 C’est précisément à cet endroit, dans ce charmant estaminet fleurant la pisse, la bière,  le tabac froid et la misère, et tenu d’une main de fer par un vieux taciturne qui avait ‘’ fait l’Indochine’’ en défaisant ‘’trop peu’’ d’indochinois à son goût,  que nous venions, minots, boire des sodas le week-end de La fête foraine. Une bande de cinq à six gnards essoufflés et en sueur d’avoir trop couru à travers le bourg. Le patron, apparemment toujours si  con et épris de boisson, à tous les coups nous filait une ou deux boissons en moins ou en trop. Nous, on n’en payait deux ou trois, pas plus et on allait se les partager dans l’arrière-cour d’un commerce, la boulangerie le plus souvent.
 Les forains gagnaient toujours les courses  à pieds, en sac, à l’œuf, leur donnant droit à brassées de bonbons et tours de manèges gratuits. Le comble de l’injustice pour les enfants  autochtones, qui se laissaient aller à une xénophobie banale et vengeresse quand ils se promettaient, réunis en conciliabule discret,  de débrancher l’alimentation électrique des caravanes, le soir venu.    
Moi, ça m’était égal que l’on gagne ou pas. Tout ce qui m’importait c’étaient les cheveux, dont je n’ai jamais su dire la couleur, de la petite foraine de mon âge qui se démenait devant moi. J’en étais amoureux je crois. Il fallait donc que je dose mon effort pour  toujours être à porter de nez de sa chevelure qui sentait la barbe à papa.  Plus tard, assis sur l’un des hauts bancs qui ponctuaient le pourtour en tôle de la piste des auto-tamponneuses, je restais la regarder aller et venir dans la guérite du speaker que j’imaginais  être son grand frère et devant  lequel je restais admiratif.
Une chose manque pourtant terriblement dans le « Hanoï ».
                L’endroit n’a pratiquement pas changé, la photo quasi grandeur nature de notre sympathique Thénardier,  jeune, posant fièrement (mais sans sourire, c’est les bérets verts putain !) un serpent gigantesque lui pesant sur les bras avec la jungle en arrière-plan. À part sans doute la pression flambant neuve, les nouvelles tables et les publicités qui me sont inconnues et qui commencent pourtant à jaunir... La salle m’est familière bien sûr, mais je m’y sens absent. Ce doit être normal après tout, au début on a du mal à se remettre dans le bain mais petit à petit les habitus reprennent le dessus. Les yeux fixés sur le port où les mâts n’en finissent pas de s’exercer au métalophone, j’imagine impunément un exilé qui revient fouler sa terre natale après quarante ans d’absence. Pour lui, oui, ce doit être franchement raid de se remettre dans le bain ! A mon petit  niveau d’émigré je devrais assez facilement m’en sortir. Enfin, si tout se passe comme prévu.



5.           
« Tata, je vais mourir.
 _Comme tout le monde mon chéri » Elle me regarde intriguée et amusée
« _ Non mais j’veux dire heu… j’vais mourir dans pas longtemps quoi ! J’ai un cancer. Une tumeur au cerveau en fait. Qui ne me laisse que quelques mois avant de m’faire passer l’arme à gauche. »
Elle ne sourit plus Tata.
Elle s’est retournée vers l’évier et se met à pleurer. Le robinet ouvert qui fait couler l’eau à grands flots couvre le bruit de ses sanglots, mais je vois bien ses épaules qui tressautent.
Elle pleure Tata.
Ma vieille Tata à moi.
Elle les a tous enterré : ses parents bien sûr il y a longtemps, ses frères, ses sœurs, ses amis… Mais que moi j’aille nourrir les vers avant elle, je crois qu’elle a du mal à s’y faire.
Elle a le cuir épais pourtant la vieille carne ! Elle en a vu et elle en a fait !
Toujours d’attaque pour la rigolade, jamais triste ou nostalgique.
Toujours le mot qui adouci les peines, jamais l’amour tari dans ses veines.
Mais là, c’est trop ! Elle n’a plus de place dans sa besace pour y fourrer la mort de son neveu préféré, d’autant plus que je suis le dernier qui lui reste. Alors, sans lever les yeux de sa vaisselle elle impose :
« Non. Alors là je ne suis pas d’accord ! Pas toi ! Tu vas pas crever avant moi !
_Te mets pas en colère Tata. Faut s’y faire c’est tout. Le toubib a dit que ça pouvait arriver n’importe quand… Et pis s’il suffisait de pas être d’accord avec les merdes qui arrivent pour les éviter, et ben… Voilà quoi, c’est plus qu’une question de temps…
_Meizh le temps ! Le temps il peut aller ramasser les coques à marée haute ! Tonne- t-elle  en jetant une assiette par terre qui éclate dans le son clair de la porcelaine. La note s’éternise dans mon cerveau comme un larsen en arrière-plan, « Le temps ?! Escroc oui ! Il me fait trainer mes boutou coat depuis bientôt un siècle et toi, il te prendrait si vite ? Mais moi j’veux bien t’en donner de ces années qu’il t’enlève ! J’ai eu mon compte alors, non, je ne suis pas d’accord ! »
               
Voilà, la colère lui a séché les larmes. Du haut de son mètre cinquante, dans sa blouses à petites fleurs bleues et roses, elle déclare la lutte : « On ne va pas se laisser faire, tu vas te battre Gast ! Et j’vais me battre avec toi ! »
Je me lève et l’étreint doucement parce qu’elle est si maigre et sèche  que j’voudrai pas la casser. Son visage craquelé de rides et rouge comme un coquelicot se mouille à nouveau, là, contre ma poitrine.
                « T’es gentille Tata. T’as toujours été gentille avec moi. Avec les autres aussi d’ailleurs. » Ca y est, je pleure aussi maintenant. Je pleure doucement pour pas la disloquer, ces os saillants me semblent ne tenir entre eux que par un seul tendon usé, que par les reliques de muscles jadis puissants. « Mais c’est perdu d’avance Tata, tu peux ranger l’penn bazh ! J’ai vu la radio tu sais, la tumeur est trop grosse, il n’y a rien à faire : on ne peut pas l’enlever et la chimio ce n’est même pas sûr que ça marche alors… Pis de toutes façons la chimio je ne suis pas d’accord, je n’ai pas envie de m’pointer la haut devant l’autre charlot avec le crâne aussi lisse qu’un cul d’angelot ! »
 Ah, ça la fait sourire.
 «  Pis si tu peux pas m’sauver, tu vas quand même pouvoir m’aider ! » Comme la tête commence à me tourner je me rassoie et lui dit : « A commencer, Tata, par nous faire du café. » Elle s’illumine à nouveau, son sourire grandit jusqu’à découvrir son dentier : « Volontiers mon grand ! Fini donc la vaisselle pendant que je fais tourner l’moulin. » Le moulin à café putain ! Sans doute l’ultime représentant de la première génération de robots électriques : marron et lourd comme une brique avec un SEB orange fièrement peint sur le devant. Increvable le bousin !
Je me plie donc  en deux au-dessus de l’évier bas-breton et plonge les mains dans le bain chaud et mousseux de liquide vaisselle. Quand le milin cozh se met en branle et que l’odeur des grains moulus m’arrive aux narines, c’est toute une page de mon petit carnet mémoriel qui s’ouvre en grand : j’éprouve alors les sensations de l’époque, je rapetisse et quand je baisse les yeux je suis debout sur la bassine verte retournée devant l’évier trop haut pour moi. Je tourne la tête et regarde estomaqué ma tata qui n’est plus voutée ! Toute droite, la chevelure fraîchement mise en plis, montée aux bigoudis  et sculptée à la bombe de laque et je glousse doucement, juste pour moi, quand je reconnais la chanson paillarde qu’elle sifflote gaiement.
« Alors, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
_M’aider à ne pas oublier, dis-je en versant une goutte de lambic dans mon café, m’aider à me remémorer certaines personnes, certains lieux qui s’effacent doucement. »
Je sirote à grands bruits mon grog brûlant et reprends :
 «  La tumeur appuie sur l’hippocampe dans mon cerveau m’a annoncé le neurologue et cette zone précise est le siège de la mémoire, du coup j’bouffe des morceaux, des pans entiers de mon histoire. Or j’ai besoin d’être à jour dans mes souvenirs, je dois me rappeler un maximum de choses, car j’ai bien l’intention de solder mes comptes avant de partir.  Déjà, j’aimerai aller au cimetière, là où sont enterrés  mes parents, Tonton, Papy et Mamie… Je voudrai les prévenir de mon arrivée imminente, qu’ils me retiennent une chambre auprès du gérant. Et, sans toi, je serai incapable de retrouver leur concession au milieu d’une forêt de tombes. De toutes façons, je ne sais même plus où se trouve le cimetière…
_Oh ben ça c’est facile, j’y vais tous les jours à l’heure du jus !
_Oui, pour le moment il n’y a que ça. On verra pour la suite. »
A l’évocation de Tonton nous avons tous deux et en même temps, réprimé un sanglot.
« Et pour les autres ?
_Les autres je m’en fous ! En tous cas, si je retrouve leur tombe, ce sera pas pour m’y recueillir, si tu vois ce que je veux dire…
_Tu as encore de ressentiment à leur égards… Ne le prend pas mal Rémi mais, ne penses-tu pas que de leur en avoir voulu pendant tout ce temps n’a pas fait grandir ton mal-être ? Tu sais, pardonner aide à mieux vivre, il faut savoir accepter et poursuivre son chemin. »
Je manque d’avaler de travers mon palet breton pur-beurre demi sel qu’elle m’a servi avec mon café.
« Ah non hein ?! Epargne-moi la psychologie fadasse et les bondieuseries culpabilisatrices ! ‘’Aimez-vous les uns les autres’’, ‘’Pardonne à ton prochain’’ et toutes ces conneries j’en veux pas !  Et j’ai déjà pardonné d’ailleurs, à ceux qui ont passé l’arme à gauche en tous cas… Quant à ceux qui respirent encore, et avant que je ne les oublie, je compte bien leur faire payer, au juste prix je te rassure, ce qu’ils m’ont fait ! »
_Oh Rémi, je n’aime pas  quand tu parles comme ça ! Qu’est-ce que ça veut dire les faire payer ? Ce n’était que des enfants comme toi ! Et je suis sûre que ceux qui s’en souviennent ont des remords aujourd’hui…
_M’en fous ! Ils ne les emporteront pas au paradis ! Ils passeront à la caisse et d’une façon ou une autre paieront à hauteur de leur méchanceté ! » Je mets un point final à l’échange en sortant fumer une cigarette à l’extérieur ( ce qui me vaut la remontrance classique du genre : »Tu fumes encore ? Et ben, ça va pas arranger ton cancer ! » Ce à quoi je réponds : » T’inquiête, c’est plié j’te dis ! » )
Les fesses frileuses sur la pierre froide et humide du muret qui longe le trottoir glissant, je perce la brume d’un regard déterminé sur la ville de mon enfance… (Aïe, merde ! je sens mon cœur ralentir)… et je ne me souviens pas.
Cette bourgade n’a-t-elle jamais été joyeuse ? A-t-elle toujours été si morne ?... (C’est comme si mon cerveau se cotonnait, j’ai très mal à la tête. Les volutes de fumée de ma cigarette se mêlent au brouillard étincelant et lumineux. Je suis ébloui. La certitude de ma réalité s’évapore en milliards de petites  bulles effervescentes.  Je sens la syncope m’envahir quand tout à coup elles affluent  et s’agglomèrent à nouveau les unes aux autres, se pressent, se compriment tellement…  Je retrouve subrepticement ma consistance, il fait soudain très chaud …)
Quand je retrouve mes esprits, je suis étendu sur le trottoir mouillé et j’ai très froid. Je me relève et me rassoie sur le muret. Quelques gouttes de sang perlent de mon sourcil et viennent s’écraser sur le bitume. La pluie qui reprend les diluera en quelques secondes.
Je me retourne vers la maison de mon enfance mais celle qui se dresse devant moi ne me dit rien.
Je me dirige lentement vers la porte du garage, l’ouvre et trouve ma tata qui m’attend à la place du mort dans sa vielle AX.
_Tu saignes ?
_ Non mais c’est rien, j’ai… j’ai glissé le trottoir est verglacé… »
Je m’installe au volant de la vieille Citroën, qui soit dit en passant est sans doute de la même époque que le moulin à café, et laissons derrière nous les quatre murs de granit froid qui s’effacent maintenant complètement de ma mémoire.


6.


Située sur les hauteurs du bourg, l’école n’était pas le passe-temps favori de Rémi. Garçon lunaire et réservé, le batifolage des oiseaux sur le fil électrique, la danse des feuilles mortes dans la cour de récréation ou la bruyante tentative d’évasion d’une mouche prise dans un toile d’araignée dans l’angle de la fenêtre du fond de la classe, l’intéressaient plus que les leçons d’histoire, de mathématiques ou de géographie qui grinçaient sur le tableau noir et crissaient sur les cahiers.
Aussi  les autres enfants, plus téméraires et concernés, jouaient de sa naïveté, lui tendaient des pièges qu’il ne savait déjouer et  y plongeait à chaque fois la tête la première.

Voilà comment par la fin après-midi d’un hiver mouillé, typique des landes bretonnes, le pari fût pris par les écoliers, menés comme toujours par Mikael  le plus dégourdi et sadique d’entre eux, que Rémy ne serait pas capable, par la poltronnerie relative à son statut de « femmelette », d’aller récupérer le ballon intentionnellement lancé dans le petit bois noir et réputé hanté qui jouxtait l’école. Si toutefois il s’y aventurait et parvenait à ramener le jouet, la classe entière lui promettait la fin des brimades et une poignée de bonbons chacun.
La carotte était belle, la farce bien préparée et le dindon naïf.

C’est ainsi qu’après la classe Rémi escalada le mur d’enceinte de l’école, passa pardessus et pénétra dans l’ombre sylvestre. On ne sût jamais ce qui s’était passé mais les parents de Rémi affolés de ne pas le voir rentrer de l’école ameutèrent les gendarmes et une battue  fût organisée pendant une partie de la nuit mais, le bois n’étant pas bien grand, il fallut vite se rendre à l’évidence que Rémy restait introuvable, perdu, disparu.
Les garnements responsables de la disparition furent bien entendu dûment réprimandés le soir même par leur parent et le lendemain matin par les enseignants de l’école.
Quand il sortit enfin de l’ombre près de 24 heures plus tard, tout le monde fût soulagé mais troublé : où avait-il pu se cacher pour échapper aux recherches scrupuleuses qui avaient été menées ? Plus étrange encore, quand on le pressa de narrer son aventure, il restait muet, pâle, les cheveux hirsutes et muet. On ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Rémi ne raconta rien à personne. Il restait enfermé dans un mutisme déconcertant entrecoupé des plaintes douloureuses à la tête dues à une chute, sans doute. Ses parents, sur l’avis du médecin du village, décidèrent qu’il garderait le lit pendant quelques jours avant de réintégrer l’école.

Mikael et ses suiveurs, avides de savoir ce qui s’était passé, avaient mandaté la petite fille sage de la classe qui lui apportait ses devoirs,  de lui tirer les vers du nez. Qu’avait-il vu ? Pourquoi ne parlait-il plus ? Et surtout, qu’en était-il du ballon ?
L’écolière n’obtint aucune réponse jusqu’au jour où, lors de la récréation du matin, aux abords du bac à sable, elle tint ces propos à ses camarades :
                « Hier soir comme d’hab, le cahier de textes sous le bras, j’ai sonné à sa porte. Comme personne ne m’ouvrait j’ai poussé la porte doucement. Au début je voulais juste déposer le cahier sur la table de la cuisine quand j’ai entendu du bruit dans le salon. Alors j’ai dit : « Rémi ? T’es là ? C’est moi Typhaine, je t’apporte les devoirs. » J’ai regardé par l’entrebâillement de la porte et je l’ai vu. Il était debout contre le mur près d’une fenêtre, comme s’il se cachait. « Rémi ? » j’ai répété «  Tu vas bien ? » Il avait les yeux fermés, il tremblait vachement et pis il transpirait aussi. Et là ben il m’a parlé ! »
La foule de têtes blondes gonflait au fur et à mesure du récit et même le maître chargé de la surveillance de la cour avait intégré l’auditoire. Mikael quant à lui se tenait un peu en retrait mais n’en perdait pas une miette.
« Et alors ? demanda un enfant. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
_Qu’est-ce qu’il a dit ? A demandé un autre.
_Mais laissez-la parler à la fin ! Tonna l’instituteur tout aussi impatient.
_ Et ben il m’a dit : « Ferme les yeux ! Le chasseur est dans ma tête, ne me regarde pas ou il te verra ».
Personne ne pipa mot. C’est l’instituteur qui brisa l’étonnement silencieux :
« Es-tu sûre de toi Typhaine ? Es-tu sûr d’avoir bien compris ?
_ Oui maître, répondit la petite fille qui commençait à craindre qu’on ne la crût pas.
_C’est tout ? Et le ballon alors ? S’enquît Mikael.
_ Ben ouai, c’est tout ce qu’il a dit. Pis de toutes façons sa mère est entrée dans le salon, m’a remercié pour les devoirs et m’a demandé de rentrer chez moi. En sortant je suis passé devant la fenêtre du salon et je l’ai vu planté là juste face à moi, il ne se cachait plus. Il avait l’air triste et quand je lui ai fait salut de la main il m’a regardé mais pas avec ses yeux, ils étaient ouverts, oui,  mais tout noirs ! J’ai eu peur et suis rentrée chez moi en courant ! »
Tous les regards se tournèrent alors vers les cimes des sapins sombres qui pointaient pardessus le mur d’enceinte comme des géants inquiétants. Quand, excités par la brise froide qui se levait soudainement, ils frémirent, dansants, l’enseignant toussota :
«  Bon ! Hum hum… Ca suffit Typhaine, tu fais peur à tout le monde avec  tes histoires ! Allez allez, on se range deux par deux devant sa classe et en silence ! »
Il n’était pourtant pas nécessaire d’intimer le silence à l’audience, tant le récit de la fillette lui avait mis les miquettes !

vendredi 15 septembre 2017

                           Le Festin





                       
                  Entrée

Il était une fois un poussin. Un mignon petit poussin, tout jaune et tout doux. Un adorable pioupiou ! Un p’tit pioupiou à sa môman ! Sa maman ? Où était-elle sa maman ? N’était-ce que cette bouche noire lui dégueulant à manger toute la journée, sa maman ?
Il était une fois un mignon petit poussin qui a cru que l’amour n’était qu’un trou noir béant et cette image ne collait pas du tout avec ce qu’il espérait. A quoi s’attendait-il ? Et ben… A pas grand-chose en fait.
Pioupiou n’avait, pour ainsi dire, aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler une maman. Pourtant il se souvenait de la douce et tendre chaleur de son œuf ! Œuf forcément pondu par une maman, de cela il en était sûr, même s’il ne savait pas comment l’expliquer.
L’œuf… Qu’est-ce qu’il y était bien ! Enfin, les œufs devrions-nous dire, car même dépourvu de vue au sortir de son œuf, Pioupiou s’était vite rendu compte qu’il n’était pas seul. Les cris incessants de ses frères et sœurs lui faisaient peur, d’ailleurs. Ils devaient être des centaines… Alors, Pioupiou se tût. Avec l’espoir que son silence se ferait entendre de quelques plumes maternelles réconfortantes.
Quand il parvint enfin à décoller les paupières, ses craintes se vérifièrent : il se trouvait, compressé à une fratrie toujours aussi bruyante,  dans un poulailler titanesque baigné d’une lumière mauve et chaude.

Très régulièrement, la matrice nourricière se mettait à tressauter avant de vomir quantité de granulés puants dans une auge sale, ajoutant ses cris métalliques au vacarme assourdissant. Il devait y avoir, non pas des centaines de poussins, mais des milliers !

A la fin du premier jour de sa vie, Pioupiou avait déjà décidé de quitter l’infernal giron mécano-maternel. Il attendrait d’avoir assez de forces et, quand ses mollets de futur coq pourront le porter, il s’évaderait.
         Au bout de deux semaines du régime alimentaire industriel qu’on leur prescrivait, Pioupiou et ses pairs s’étaient déjà bien emplumés.
Il était dorénavant assez costaud pour mettre les bouts.
Il attendrait que la nuit noire assombrisse les fenêtres percées dans le toit de l’immense hangar et s’en irait.
         
       C’est par un minuscule trou creusé par un couple de souris au pied du mur du bâtiment que Pioupiou  prendrait sa liberté. Il avait en effet remarqué le va-et-vient incessant des rongeurs qui, chaque soir, profitaient de la pénombre pour venir dérober un maximum de grains tombés à côtés des mangeoires. Elles les fourraient dans leurs joues extensibles, doublaient de volume mais parvenaient tout de même à emprunter la petite sortie. Comme Pioupiou  ne s’estimait pas plus gros qu’une de ces souris gonflées de son larcin, il réussirait lui aussi à s’engouffrer dans le trou.
Les corps endormis et enchevêtrés de ses frères et sœurs lui servirent de tremplin : il s’élança et passa sans difficulté pardessus la paroi du bac de croissance. Il s’arrêta de respirer un instant cherchant à entendre si sa chute avait produit un écho. Une fois assuré de sa discrétion, il courut jusqu’au trou, y passa la tête et le croupion et s’engagea dans un court tunnel. Il sentait l’air frai du dehors lui caresser le duvet tandis qu’il avançait le bec penché.
        Quand il en sortit, les deux souris voleuses étaient là, debout sur leurs petites pattes postérieures, le considérant avec étonnement. Pioupiou leur fit face, malgré la peur de ce nouvel environnement qui étreignait son petit cœur.
« Ah ben ça ! dit l’une des souris,
«_ Ben ça ! fit l’autre,
« _Ça c’est bien la première fois, reprit la première,
« _La première fois qu’on voit, continua la seconde
« _Qu’on voit un poussin sortir d’ici, conclurent-elles en chœur.
«_ As-tu seulement un nom ? S’enquît la plus grosse des deux. Moi c’est Gris et ma sœur ici présente s’appelle Niotte ! Dis-moi, comment as-tu découvert notre passage ? Et que comptes-tu faire dehors ? »
« _Tu poses trop de questions Gris, laisse le respirer ! Tu vois bien que tu lui fais peur avec ton  museau de rat mal-léché!
« _Ce n’est pas un endroit pour toi ici, reprit plus calmement Gris, tu devrais retourner à l’intérieur, c’est dangereux dehors tu sais. Le renard, ce suppôt de Chatan, rôde toujours dans les bois ! »
Pioupiou déglutît, il avait la gorge serrée mais parvint à répondre :
« _Je m’appelle Pioupiou, je crois. Et ça ne me paraît pas plus dangereux ici qu’à l’intérieur ! »
« _ Oh détrompes-toi mon petit, assena Niotte, les périls sont nombreux à l’extérieur…
« _ Je ne suis pas idiot vous savez, la coupa Pioupiou, à l’intérieur il fait chaud, c’est vrai, mais ça sent très mauvais, nous pataugeons dans nos propres excréments. Et puis nous sommes nourris, c’est vrai aussi. Mais alors que nous sommes déjà rassasiés nous devons ingurgiter encore de la nourriture. Encore et encore !
« _ Et tu t’en plaints ? Tu ne sais sûrement pas ce qu’est la faim, toi ! La faim qui te creuse l’estomac, qui t’empêche de réfléchir, leurre tes yeux en faisant apparaître des monstres prédateurs auxquels tu ne peux échapper!
« _ Tu n’as pas tort, je ne connais pas ça. Pas encore du moins. Car si je suis sorti, c’est pour cette raison ! Je veux connaître la faim, la vraie, la faim saine, celle qui doit venir après avoir battu les chemins de traverse de la liberté. Parce qu’à l’intérieur de cette prison, à force de nous gaver, nous finissons obèses, ahuris, incapables de bouger, incapables d’échapper à la mort ! Car oui, dans ce bâtiment derrière moi, nous sommes nourris pour mieux être tués ! »
       Une larme de colère ponctua son discours, elle glissa le long de son petit bec orange et tomba délicatement sur une feuille morte entre ses serres.
« _ Par la Queue du Grand Castor ! Qu’est-ce que tu racontes là? S’écria Gris.
« _ Ce n’était qu’une rumeur au début, reprit le volatile, le bruit courrait, dans la fange nauséabonde où pataugeaient nos ergots, qu’une génération de poussins nous avait précédés. Comme nous ils sont sortis de l’œuf, comme nous ils ont grandi, comme nous ils ont été assassinés ! »
        Le poussin laissa passer un silence calculé afin que ce dernier mot résonne dans la tête de son auditoire. Il voulait que les deux rongeurs se rendent compte de sa détermination à échapper à l’horreur.
«  Mais ce n’étaient que des ouï-dire et mes frères et sœurs, plongés dans leur torpeur gloutonne, s’en sont vite désintéressés. Pas moi ! Circonspect tout de même à l’idée que l’on puisse mettre au monde tant de petits êtres si mignons, en prendre soin, leur assurer chaleur et nourriture dans le but inavouable de simplement les tuer. »
Niotte et Gris s’étaient assis, oreilles dressées et moustaches frétillantes, ils étaient absorbés par l’histoire sordide que leur narrait le jeune poulet tremblant devant eux.
Niotte, par un habile jeu de langue, déstocka de sa bas-joue un granulé volé, le prit entre ses pattes et se mit à le grignoter, sans quitter des yeux le poussin. Un bref coup d’œil à son compagnon et Gris en fit autant.
         Les voyant manger, une myriade de petites lucioles se mirent à voleter devant les yeux de Pioupiou. Il n’eut d’autre choix que de s’assoir, comme ses pattes se dérobaient sous lui tandis qu’un reflux gastrique lui remontait l’œsophage serré. Il ravala l’éruption acide aux relents coupables qui avait jailli dans sa bouche, reprit ses esprits et son discours :
« Ce qui me mit la puce à l’oreille était l’absence d’adulte au sein du poulailler et, plus particulièrement, l’absence de mères. Où étaient-elles ? Faisaient-elles parties de cette génération assassinée qui nous avait précédés ?  J’aurai bien aimé partager mon inquiétude avec les autres mais ils sont restés sourds à mes supplications, trop occupés à se battre aux moments des cascades de grains et à passer le reste du temps à dormir.
C’est précisément lors d’une de ces foires d’empoigne que la vérité me fut révélée, levant mes doutes inquiets : j’essayais d’accéder à l’auge prise d’assaut quand l’un de mes congénères, contrarié sans doute à l’idée que je puisse lui passer devant, me piqua d’un coup de bec. Je lui rendis la pareille et à ce moment tout prit sens ! Comme je lui avais perforé le flanc je me rendais compte que sa chaire goûtait la même saveur que la nourriture qui nous était servie tout au long de la journée depuis deux semaines ! Nous mangions nos aïeux ! »
Gris et Niotte arrêtèrent leur grignotage et considérèrent fébrilement les granulés entamés qu’ils tenaient entres leur patte tremblantes.
«  Par les Incisives du Grand Capibara ! S’étrangla Niotte. Ses yeux firent des allers-retours du poussin au grain de poulet lyophilisé transgénique qu’elle tenait au creux de sa patte. Elle le laissa tomber  et s’approcha pour poser une patte affectueuse sur l’épaule de Pioupiou et dit :
 « Mon pauvre petit, je suis navrée… Navrée et horrifiée par ton histoire… Mais ça veut surtout dire que nous avons ingurgité de la… de la viande ! C’est horrible… »
« _ Je suppose que tu n’as dès lors jamais plus approché de ton auge ? » l’interrompit Gris qui sentait monter en lui une sorte l’inquiétude soupçonneuse «   Hein, Pioupiou ? Vas-y répond ! Que s’est-il passé ensuite ? » Niotte s’était retourné vers lui, le regardait d’un œil à la fois sévère et interrogateur. Ensuite ? Ensuite Pioupiou ne voulait plus y penser. Pourtant… Sous le poids du regard que le rongeur portait avec insistance sur ses plumes noircies de sang et luisantes sous la lune qui s’était levée, il était obligé de s’en souvenir.
Il se souvenait du goût et de l’odeur ferreuse du sang… De celle âcre de la graisse se mélanger à la fiente dégoulinant des tripes fumantes qui n’en finissaient pas de se dérouler sous les yeux apeurés des autres poussins… Oui, il se souvenait de s’être jeté sur son frère déjà blessé, de profiter du  petit trou qu’il lui avait percé au flanc pour y introduire son bec avec violence, arracher des lambeaux de chair jusqu’à y plonger la tête toute entière… Il se souvenait bien de sa serre plantée dans le profil qui lui ressemblait tant. Y extirper l’œil, le porter à son bec et le gober d’un seul coup de gosier… Tout était encore frais dans sa mémoire de piaf et cela le resterait sans doute toute la vie. Il se rappelait de la puissance de cette folie cannibale et c’est ce qu’il dit aux deux souris.
Cette dernière révélation, conjointement à l’odeur reconnaissable entre mille d’un prédateur tapi non loin, déclencha la course des souris, mue par leur instinct de survie.
Elles fuirent.
Leurs petites pattes les menaient loin de ce fou.
Comment avaient-elles pu manger tant de viande depuis tant de temps sans s’en rendre compte ?
Elles risquaient l’enfer pour avoir déroger aux lois des rongeurs édictées par le  Grand Capibara et recueillies par  Castor, son prophète. Elles finiraient à la merci du Féroce Félin, il s’amuserait de leur agonie piaillée entre ses griffes acérées. Elles passeraient l’éternité à expier leur faute dans les flammes de l’enfer de Chatan !
       Gris pleurait tout ce qu’il pouvait et psalmodiait encore plus entre deux sanglots : « Oh Grand Capibara ! Oh Rongeur miséricordieux, et Castor est ton prophète ! Pardonne aux ignorants que nous sommes ! Oh Tout-Puissant, nous abandonnons nos âmes à ta bonté infinie, nous ne savions pas ! »
« _ Arrête tes simagrées, nom d’un gruyère !
« _ Ne jure pas je t’en supplie Niotte ! Pardonne-nous seigneur de la grignote…
« _Arrête de pleurnicher et cours ! Nous devons au plus vite prévenir la communauté de ce piège qui nous est tendu ! Nous ne sommes malheureusement pas les seuls à être venu manger à la table du Malin !
« _ Oui, tu as raison. D’autant que si nous œuvrons à faire éclater la vérité, peut-être que le Grand Capibara sera plus clément à notre égard lors du jugement dernier.
« _ Pour ma part, confia Niotte à son frère, ce n’est pas l’expiation de mes fautes qui me tracasse, mais le sort de ce pauvre poulet entre les pattes du renard…
« _ Oui ! Moi aussi j’ai senti sa présence à l’aube du bois… Il va se faire dévorer… Mais sans doute est-ce un juste retour des choses… » Conclut Gris.

        


                                      Plat

Pioupiou, lui, était resté là, hébété par la carapate de son auditoire. En même temps, il savait bien que, toute oreille si attentive qu’elle fût, aurait bien du mal à entendre et accepter un tel récit.
« Même pour un carnivore il doit être compliqué de concevoir le cannibalisme, c’est monstrueux… » se dit à haute voix le poussin.
« _ Oh détrompe-toi mon jeune ami » lui répondit une voix nasillarde. Une voix déterminée aux accents féroces. Pioupiou n’avait jamais rien entendu de tel mais savait d’instinct que ce timbre laissait présager le pire, et ce malgré le poil sur la langue qui lui donnait une diction zozotante, un brin comique. Il aurait voulu fuir, se faire aussi petit qu’une souris et détaler. Mais la voix… elle l’en empêchait. Cette voix… hypnotique…
Pris de peur, Pioupiou se colla au mur derrière lui.
«  Heu… il y a quelqu’un ? » demanda t’ il chevrotant.
Le renard apparu alors dans le clair de lune. Il sorti des buissons à quelques mètres du poulailler, à l’orée de la forêt sombre qui semblait s’étendre au reste du monde. Les crocs clairs carnassiers brillaient dans la nuit et c’était à peu près tout ce que Pioupiou voyait de l’animal. Des dents faites, elles, à la différence d’un bec, pour percer la peau, déchirer les chaires et broyer les os.
« Ne t’en fais pas mon petit, tu n’es pas un monstre » dit-il dans un sifflement.
_Qui êtes-vous ?  S’inquiéta Pioupiou, il sentait la piqure acérée du regard rieur de la bête.
_Qui suis-je n’a pas d’importance, s’amusa le renard, d’ailleurs je n’ai pas de nom ! Le peuple de la forêt ne veut pas me nommer, je lui fais bien trop peur. Tu devrais plutôt te demander ce que je suis. Mais c’est vrai que tu sors à peine de ton œuf, ta liberté est si jeune que tu ne sais encore rien de la vie qui bat les environs, alors je vais t’éclairer ! »
« Qu’est-ce qu’il parle bien » pensa le poulet qui, sans le vouloir, se décolla du mur pour s’approcher de l’inconnu. Quel est cet animal ? Par quelle sorcellerie pouvait-il si aisément le manipuler ? Le volatile se ravisa et fît un pas en arrière. Le renard devina les craintes de l’oiseau et s’assit pour lui paraître moins grand, puis il dit :
«_  N’ai pas peur petit, si j’avais voulu te manger je l’aurai déjà fait. C’est d’ailleurs ce que je comptais faire des deux culs-bénis avec qui tu devisais tout à l’heure. J’ai repéré leur petit manège et me suis posté là à l’affut dans ces fourrés. Ils peuvent te remercier car, sans ton intervention, je les aurai croquées ce soir ! Mais tu es apparu. Bon, je ne te cache pas que ma première réaction fût enjouée, à l’idée d’un repas plus copieux : deux souris et un poulet… Voilà une nuit qui commençait bien ! Je m’en léchais déjà les babines… Mais malheureusement pour mon estomac, tu t’es mis à parler, j’ai écouté ton histoire et… tu m’as ému.»
 Pioupiou restait hypnotisé par le flot verbal du prédateur, et même s’il savait désormais et sans détour la dangerosité de l’animal, il ne pouvait s’empêcher de s’en approcher. Il parvint à quelques dizaines de centimètres du museau salivant et dit :
«_ Pourquoi ne penses-tu pas que je suis un monstre ? J’ai tout de même assassiné mon frère et je l’ai… je… je l’ai dévoré ! »
_ Hum… Tu n’es pas le premier à agir de la sorte. Bon nombre de sujets du règne animal en font tout autant, et pourtant le monde n’est pas exclusivement peuplé de monstres, si ?
_ Je ne sais pas, se lamenta Pioupiou, comme tu l’as dit je ne connais rien du monde dont tu parles »
_ Je te l’enseignerai ». Soudain, le renard se remit sur les pattes, la truffe au vent il se mit à renifler. Il posa les yeux sur le petit poulet, se retourna vers les bois et lui lança pardessus l’épaule : « Première leçon : ne jamais s’attarder auprès des humains, ce sont eux les seuls et véritables monstres ! Viens avec moi si tu veux vivre. »
Pioupiou suivit des yeux le panache blanc de la queue de son tout nouveau précepteur qui s’enfonçait dans la nuit. Que faire ? Le monde abriterait des êtres plus monstrueux que cet animal aux dents pointues ? Après tout, ce mammifère ne semblait pas si méchant, il lui avait d’ailleurs dit qu’il ne le mangerait pas… enfin d’après ce qu’il avait cru comprendre. Et puis, comment se débrouillerait-il tout seul ? Pioupiou n’avait plus le temps de rester attendre ici, trop près de son forfait et des humains. Il se mit en marche et pénétra dans l’ombre sylvestre.
« Tu as donc décidé de vivre encore un peu ! »
La voix du renard ne déchira pas le silence de la nuit, toujours nasillarde mais maintenant basse et profonde, elle semblait parvenir aux oreilles de Pioupiou de partout à la fois, comme si la forêt, désertée de sa faune, s’adressait elle-même au petit poulet !

« _Où es-tu ? demanda t’il. La voix lui répondit par une autre question :
« _Alors mon p’tit Pioupiou, as-tu deviné ce que je suis ?
« _Non, je ne sais pas, répondit le poussin, et il ne cessait de tourner sur lui-même cherchant à repérer la position du renard.
« _Je suis un renard. Mon espèce est depuis toujours crainte et mal-aimée, car nous sommes sauvages ! Moi et mes semblables refusons de nous laisser apprivoiser, nous appartenons à la nature ! A moins que ce soit la nature qui nous appartienne…
« _C’est quoi sauvage ?
« _Sauvage ! Sauvage est la place que tu as acquise dans le monde en t’échappant du poulailler. Etre sauvage, c’est être libre ! Libre de choisir la façon dont tu mourras, de choisir ta propre fin… et de faim le plus souvent ! »
Les yeux de Pioupiou cherchaient désespérément le renard et alors qu’ils s’habituaient pourtant à la noirceur de la forêt, ils ne le trouvaient pas.
« Tu te crois monstrueux d’avoir dévoré ton frère ? Je te rassure, tu ne l’es pas ! Laisse-moi plutôt te compter une histoire:

« Dans la moiteur chaude d’une courte nuit d’été
Abrégeant sa maraude, tout à coup pressée,
Une belle et jeune et sauvage renarde
Cherchait un nid pour sa progéniture bâtarde.

Nous vîmes la nuit, mon frère, ma sœur et moi
Cachés du jour et de nôtre père affamé
Tapis au creux d’un terrier perdu en ces bois
Privés d’amour quand notre mère partait chasser. »

Les oreilles de Pioupiou bourdonnaient, il mobilisait toute son attention à chercher le renard. La tête lui tournait tant qu’il était sur le point de défaillir quand justement, le louarn réapparut.
Il se tenait debout sur la souche d’un frêne couché, comme s’il goûtait la fierté d’avoir terrassé un être cyclopéen qui gisait la gueule béante, les racines pendantes comme autant de fanons chancelants dans la brise fraîche de la nuit.

«  Nous passâmes les premières semaines de nos vies
Dans la douce et heureuse chaleur insouciante
De notre antre magnifique.

Notre bonne mère toujours prévenante
Nous ramenait à l’aube naissante
Les fruits de sa chasse héroïque.

Lapins, oiseaux, souris, rats,
Encore vivants ou déjà froids,
Elle nous apprît, la maligne,
A aimer le goût de l’hémoglobine. »

         Pioupiou sentait le malaise grandir en lui et les vertiges qui faisaient tanguer son esprit n’étaient plus seulement dus à la parole envoutante du renard, ils puisaient leur force à la source de ses entrailles. Des crampes lui enserraient l’estomac qui réclamait quelque chose : le petit poulet avait faim ! L’évocation de la nourriture par le poète à poils roux faisait renaître en lui l’envie de goûter à la chaire !

« Hors de la maison, dans le petit matin frais,
Nous aventurions alors nos museaux avides
Des odeurs et des sons que nous chantait la forêt.

Nous nous soulions de jeux cruels
Terrorisant ici une musaraigne
Poursuivant là une nichée d’hirondelles.
Tant d’enfantillages éducatifs
Sous le regard attentif et sévère de notre mère. »

         Les petites mouches noires voletantes devant ses yeux n’étaient plus les signes annonciateurs de la syncope, non, elles étaient bien réelles et, à la faveur d’une pause dans le discours qui l’empêchait de se concentrer, Pioupiou découvrait avec un appétit émerveillé la faune grouillante du sous-bois.

« O ! Chaires tendres et goûtues !
O ! Os fins et craquants comme des brindilles !
O ! Infinies saveurs caressant mes papilles !
Quel bonheur intime que de n’être jamais repu ! »

Insectes galopants et rampants sur l’humus odorant entre ses pattes, papillons et éphémères intrépides venant lui tourner la tête, il ne savait plus où donner du bec et plus il ingurgitait de proies, plus l’envie de manger tenaillait son estomac.
Sa volonté, elle, n’était plus que la page blanche sur laquelle s’imprimaient les mots du renard. Il ne cherchait plus à déceler la présence du carnivore tant il était accaparé à piocher, çà et là, la nourriture foisonnante. La parole du goupil étreignait tout son corps, s’insinuait entre ses plumes devenues perméables à l’invitation carnivore.

« Pourtant vint le jour  particulier
Où je  réprimais un haut-le-cœur,
Ce jour que ma mère choisit pour nous enseigner
La survie à tout prix en dévorant notre sœur.

Elle lui brisa les os d’un  coup de mâchoires
Et dans un glapissement sourd nous intima le devoir
De nous en  repaître sans faire apparaître la moindre pitié.»

         Que c’était bon ! Picorer, avaler, bâfrer, engloutir, enfourner… Si sa panse enflée commençait à peser lourd, Pioupiou n’arrêtait pas pour autant son festin.
La vie sauvage était un buffet titanesque à ciel ouvert dont le petit poulet profitait à outrance. Et qu’importe s’il mourrait demain, tant pis s’il s’étouffait en gobant la souris bigote qui lui passait à l’instant à portée de bec, ses quelques heures de liberté, ses intenses moments de sauvagerie valaient bien mieux qu’une vie au poulailler.

« Du bout des crocs d’abord,
Le cœur au bord des babines,
Sous les injonctions de son bourreau, implacable,
Le corps chaud de notre frangine
Disparut bientôt dans un banquet innommable
Que nous dévorions maintenant à pleines dents. »

         Quoi ? Avait-il bien entendu ? Le renard, toujours nulle part et partout à la fois, avait lui aussi mangé un de ses semblables ?!
         Pioupiou perdu alors tout remord et toute retenue et, revigoré par cette nouvelle légitimité, attrapa un oisillon qui, malheureusement pour lui, volait trop bas. Il le coinça entre le sol et sa serre. Le petit volatile battait frénétiquement des ailes et Pioupiou voyait bien qu’il lui parlait mais son sifflement hurlant de terreur n’arrivait pas aux oreilles de poulet, seuls les vers libertaires du renard entraient en lui, pinçant les cordes sensibles de sa cervelle.

« Nous digérions ensuite,
Avec peine et culpabilité,
Ce festin funeste
Qui sonnait la fuite
De notre jeunesse tant aimée. »

         Les frêles mollets du jeune coq avaient fini par céder sous le poids du repas orgiaque et de la fatigue qui lui tiraient bâillements, rots et autres borborygmes.
         Les paupières lourdes, il se sentait glisser doucement dans un demi-sommeil digestif, allongé sur la terre fraiche et moussue. Il puisa dans ses dernières ressources la force de picorer encore quelques fourmis, en manœuvre autour d’une coquille d’escargot vidée de son occupant, mais, il faillait se rendre à l’évidence, il avait trop, beaucoup trop mangé.
        
« Voilà… C’est bien… Détends-toi, laisses-toi aller… Endors-toi mon petit, tu l’as bien mérité. »
         Pioupiou leva un œil jaune et fatigué vers le renard qui était réapparût, comme par enchantement, au-dessus de lui, l’emprisonnant de ses quatre pattes. Il le regardait avec l’esquisse d’un sourire entendu au coin de la gueule.
Sa voix avait changé, le charme magique avait disparu pour laisser place à un ton calme et cajoleur, seul restait le zozotement, plus du tout drôle, cruel même quand ses babines découvrirent les crocs luisants.
Pioupiou n’avait plus peur.
Calme.
Il était calme et résigné.
Il laissa enfin l’étreinte engourdissante du sommeil l’envelopper.



  
                                      Dessert

        
«  Enfin ! Il en a mis du temps. Quel goinfre ce poulet ! » pensait renard. «  Je suis trop vieux pour ce genre de conneries… Non en fait je n’ai plus la force de courir après mon repas ! Et puis c’est toujours du pain béni avec les jeunes comme ça. Même si celui-là m’a un peu ému… c’est vrai. »
 « N’empêche que quand j’vais raconter ça aux corbeaux… Eux qui, hier encore, me pensaient trop vieux pour chasser ! Hé hé, j’ai encore de beaux restes et le verbe toujours aussi haut. »
Sa victime chaude entre les crocs, Renard se dirigeait vers la lisière est de la forêt, celle qui borde la cité des humains, celle qui voyait les lueurs fébriles de l’aube bleuir le ciel.



                   FIN